Spem in alium - vocalises.ca

J’ai découvert Spem in alium un peu par hasard, lors d’une de nos incontournables visites au Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, un an avant le Long Confinement. Je dis incontournable parce que chérie-minou-d’amour étant artiste tant dans les faits que dans l’âme, impossible d’aller se balader à Ottawa sans dire allô à Maman, la grosse araignée noire qui protège le magnifique bâtiment du musée, ni aller y fouiner l’expo du moment, ou encore aller faire un petit ulalakut! aux œuvres autochtones de la collection permanente du musée.

Le hic? J’ai honte de l’avouer, mais je ne suis pas trop musée. Pas autant le fait de me parquer devant chaque œuvre qui m’énerve que de devoir naviguer dans le flot de visiteurs à l’éthique artistique plus ou moins variable. En bon asperger, le moindre petit bruit inopiné m’exaspère déjà. Dès lors, le contraste aléatoire entre le silence extatique imposé et les mâchages de gomme et autres commentaires tonitruant des touristes muséaux à sandales en bas blancs est un défi constant pour mes petits nerfs en pot de fleurs.

Mais en 2019, j’y ai trouvé ma porte de sortie. Ou plutôt ma porte d’entrée vers un Grand Bonheur égal, prévisible et inconditionnel.

Pendant que la douce se gavait l’œil (qu’elle a fort joli), moi j’errais patiemment ici et là. Miracle, je trouve un petit jardin intérieur tout tranquille, au coeur même du musée! Au fond de la salle, j’aperçois une affiche qui annonce une chapelle. Une chapelle? Dans un musée?

Second miracle.

chapelle musée des beaux arts du canada - vocalises.caJ’entre dans la vaste pièce, qui s’avère en fait carrément… une chapelle! (j’y reviendrai) Mais ce qui attire mon attention, c’est un magnifique chant choral. Bingo!, je viens de trouver mon profit.

En me promenant dans la salle, je réalise qu’elle est entourée de 40 haut-parleurs sur pied. Je m’approche d’un des haut-parleurs. Ma foi, c’est un ténor qui me susurre à l’oreille son latin. Je me déplace. Une alto, cette fois. Puis une basse. Une autre basse. Un baryton. Une soprano.

De chaque haut-parleur jaillit la voix d’une seule personne!

Et quand on s’assoit sur un des longs bancs au centre de cette chapelle improbable, c’est une vague de lignes chorales qui vient nous chatoyer les oreilles en provenance de… tout partout! C’est magnifique. Les larmes me montent aux yeux. Je suis submergé de beauté. Et si Dieu existait, comme dirait Dubois?

Mais où suis-je?

Une petite chapelle au grand chœur

La chapelle du couvent de la rue Rideau était une chapelle néo-gothique qui faisait partie du pensionnat pour jeunes filles Notre-Dame-du-Sacré-Coeur, à Ottawa. Destinée à être démolie en 1972, elle est plutôt démantelée puis reconstruite à l’intérieur du MBAC, un processus qui durera quatre ans. Je ne connais rien en architecture, mais elle est magnifique. On s’est même donné la peine d’éclairer de « l’extérieur » les vitraux pour donner l’illusion de la lumière du soleil qui y pénètre.

Ceux et celles qui trippent églises y prendront leur pied (de cierge), mais celles et ceux qui comme moi carburent au chant choral y vivront une expérience transcendante.

Je vous laisse écouter les explications de Josée Drouin-Brisebois, conservatrice principale de l’art contemporain au MBAC. À tout de suite.

Spem in alium – un motet à quarante voix

En 2001, l’artiste canadienne Janet Cardiff créée son Forty-Part Motet, une installation audio de 40 pistes qui nous permet de (re)vivre le « Spem in alium », un motet à quarante voix (!) composé en 1570 par le compositeur britannique Thomas Tallis. Pour ce faire, elle enregistre individuellement les choristes. Et en fait, elle enregistre plutôt 49 personnes, car voulant donner une texture particulière aux sopranos, elle enregistre également quelques jeunes garçons et quelques jeunes filles qu’elle mixera aux sopranos adultes.

L’effet est particulièrement réussi. Ceux et celles qui ont le bonheur de chanter dans un chœur reconnaitront la sensation unique d’entendre des voix chanter autour de soi, de l’intérieur même du chœur. Mais comme on place généralement les choristes par pupitre (les altos ensemble, les basses ensemble, etc.), l’effet est encore plus surprenant ici, car on est entouré de sops, de ténors, etc. En se déplaçant d’un haut-parleur à l’autre, on passe en effet d’un registre à l’autre, d’un choriste à l’autre, et même d’un chœur à l’autre puisque le chef d’oeuvre de Tallis est composé de huit chœurs formés de cinq choristes chacun, dans un arrangement de type SATRB (soprano, alto, tenor, baryton, basse).

Au gré du déroulement de la pièce, la musique se déplace doucement d’un chœur à l’autre, comme une vague chantée avec des moments plus puissants où les huit chœurs chantent en même temps, notamment dans le climax de la section « praeter in te, Deus » ou l’étourdissant « respice humilitatem nostram » de la finale. Ça sonne en « ta », comme dirait l’autre. De l’hérissage de poils de bras garanti, voire du système pileux complet.

J’y suis retourné cette semaine. Après deux ans de confinement, quelle étrange sensation de me sentir à nouveau libre, même si confiné dans cette magnifique chapelle 2.0. Mais j’y ai passé une bonne heure et demie, tantôt à simplement me laisser bercer par ce magnifique air (et à pleurer, comme la moumoune musicale que je suis), tantôt à tenter de déchiffrer qui chante quoi, quand (sur place, je me suis téléchargé une partition de l’œuvre!).

Regardez cette photo de la partition, vous comprendrez le défi. Parait même qu’on récrivait les partitions par pupitre (P1 à P8 par exemple) pour aider les choristes à mieux suivre la pièce et  saisir lorsqu’il était temps d’entrer ou de sortir.

J’ose à peine imaginer la cervelle du chef de chœur qui sait diriger cette œuvre.

partition spem in alium - vocalises.ca

Pourquoi quarante voix?

Pour la version longue de la réponse à cette question, je vais vous laisser écouter l’intéressant documentaire du traducteur, compositeur et chef de chœur Jaakko Mäntyjärvi. Cela vous permettra de mieux saisir les nombreuses ramifications entourant la naissance de cette œuvre polyphonique, sous moult intrigues, tractations et autres maquignonnages à une époque jojo où plusieurs auraient bien aimé trucider la reine Elizabeth 1re – une protestante qui, semble-t-il, aimait bien trancher les têtes de catholiques trop dérangeants – pour la remplacer par Marie Stuart, une bonne catholique (plus safe pour les cordes vocales catholiques de l’époque).

Mais l’idée d’un chœur à quarante voix viendrait surtout d’une tentative de créer, 500 ans avant son temps, le surround sound de nos cinémas maison d’aujourd’hui. En répartissant les huit chœurs autour de l’audience – en cercle ou en fer à cheval, les avis divergent –, les gens pouvaient entendre le son tourbillonner autour d’eux, passant d’un chœur à l’autre.

Et c’est précisément ce que recrée l’œuvre de Cardiff. Terriblement efficace. Au point où la stéréo me parait maintenant comme un piètre moyen de rendre l’énergie d’un chœur. Mon nouveau slogan? Un choriste, un micro!

Kossékidisent?

Pour les fans de textes, le Spem in alium est tiré du livre de Judith, dans l’Ancien Testament.

Les paroles en latin vont comme suit :

Spem in alium nunquam habui

Praeter in te, Deus Israel

Qui irasceris et propitius eris

et omnia peccata hominum

in tribulatione dimittis

Domine Deus

Creator caeli et terrae

respice humilitatem nostram

Ce qui veut dire, grosso modo :

Je n’ai jamais placé mon espérance en aucun autre que Toi,

ô Dieu d’Israël.

Toi dont la colère fait place à la miséricorde,

Toi qui absous tous les péchés de l’humanité souffrante.

Ô Seigneur Dieu,

créateur de la terre et du ciel,

considère notre humilité.

Une expérience à vivre de vive voix

Plusieurs s’étonnent quand on leur dit qu’on aime bien aller à Ottawa, ma douce et moi, mais c’est vrai : c’est tranquille, c’est beau, y a des restos sympas, des musées à chaque coin de rue, des boutiques chouettes, et que dire de notre sympathique Byward Market où il fait bon siroter une bonne pinte froide (essayez la chouette petite terrasse intérieure du Heart & Crown) ou se bourrer la bedaine au p’tit déj, au Zak’s Diner.

Dans tous les cas, si vous y allez, volontairement ou pas, un conseil. Allez visiter la petite chapelle du musée. Parquez-vous les fesses sur un banc. Puis sur un autre. Laissez vos jambes et votre cœur errer au hasard des notes qui se mêlent et s’entremêlent superbement.

Et à la fin de la pièce, vous apprécierez le flash de l’artiste – la tite vlimeuse! – qui a laissé les rubans rouler pendant la pause des choristes (l’enregistrement aurait pris trois heures). Dans le silence post-musical de la chapelle, on entend progressivement les chanteurs tousser, rigoler, bâiller, jaser entre eux, se clearer la gorge. Jusqu’au moment où ils entameront, pour une xième fois, le magnifique Spem in alium.

Outre sa présence permanente au MBAC, l’œuvre figure également au MOMA et au Inhotim, à Brumadinho au Brésil. Je dis ça de même, au cas où Ottawa, vous n’êtes réellement pas capable ;)

D’ici là, je vous invite à l’écouter (et le regarder!) ici même.