Les emballés - pris la main, que dis-je? le corps dans le sac.
Vue de l’intérieur d’un body bag #emballés
Je vous en avais parlé dans un billet précédent.  Ce week-end fut plutôt spécial pour moi.   Trois jours à me mettre dans un sac à cadavre.  Trois jours à découvrir de l’intérieur les conditions de vie des morts subits.  Trois jours à découvrir les hauts et les bas de ne plus être.  Trois jours à vivre de petites bribes d’émotions intenses par 35 degrés celsius.  Trois jours à redécouvrir la vie via la mort.

 
Lorsque je me suis porté volontaire pour le projet de François Grisé et son équipe, c’était d’abord et avant tout pour une raison bien précise.   Rendre hommage à ces milliers de personnes qui en une seconde passent de l’état de personnes bien en chair à plus personne du tout, emballées anonymement dans un vulgaire bodybag.   Un moment, tout va.  Puis, paf!, tout bouscule.  En une seconde, tout devient FUGAZI.  Fucked Up, Got Ambushed, Zipped In.  
 
Tous les soirs, on regarde machinalement le téléjournal en sirotant son petit verre de Chardonnay. Tous les soirs, on regarde placidement, bovinement ces milliers d’images de millers de drames qui se résument par la sortie de ces anges aux corps déchirés, abrités dans leur vierge enveloppe blanche. Tout est propre, la vie continue.
 
Sans revirer dans la quête introspective du savoir transcendental, je voulais tout simplement voir si j’oserais me zipper dans un de ces sacs.  Je voulais aussi voir si – et comment – mon comportement se modifierait à force de vivre la mort d’un point de vue caméra plus que subjective.  J’étais surtout curieux de voir comment mes frères et soeurs de la mort et le public réagiraient.
 
Ben, dans la mort, c’est comme dans la vie…  Y en a pour tous les goûts et toutes les émotions y sont bien présentes. Et bonne nouvelle, alors que l’on pense que les body bags uniformisent la mort et du même coup ses involontaires voyageurs en blanc, au contraire!  Les emballés m’ont fait réalisé que même à travers nos suaires de plastiques, suintaient une différence, une personnalisation, une distinction.  100 sacs, mais 100 individus. Différents.  Réunis dans un tout collaboratif, mais seuls avec soi-même – au milieu des autres.  Au milieu des vivants.  Face à la mort.
 
Au cours des 3 jours, j’ai passé par toutes sortes d’émotions.  Par le minuscule petit trou à la jonction des 2 fermetures-éclair qui me servait de judas, je pouvais espionner de mon monde des ténèbres le monde des vivants qui m’entourait.  Certains nous observaient, sceptiques ou mal à l’aise.  D’autres sérieux semblaient se centrer sur leurs propres réflexions et d’autre franchement apeurés ou dégoûtés s’en allaient en hochant négativement de la tête. Le malaise côtoyait les rires, les blagues grasses flirtaient avec le recueillement.
 
Durant ces trois jours, je me suis fait insulter.  Je me suis fait pousser.  Un tarlan a même voulu tester manu militari si nous étions effectivement morts en me flanquant une poussée dans le dos qui m’a fait revoler face la première dans la vitrine de CIBL sur Sainte-Catherine.  En bon christ, je ressuscitai spontanément, tentant vainement de me tourner de bord pour envoyer mon poing vers le sacr… ilège. « Hey, mon osti d’malade!!! » (NOTE:  dans un bodybag, y pas vraiment de place pour bouger, encore moins pour filer une baffe à un mal vivant.  Protégé par une mince couche de plastique, tu es du même coup inexorablement emprisonné par elle, tant physiquement que mentalement.  Tu es conscient de tout ce qui t’entoure, mais en même temps, tu ne vois rien et tu ne peux rien faire.  Très présent, mais totalement impuissant.).  Mais mon païen s’éloigna en s’en lavant les mains. 
 
La fonction première de ces sacs est d’empêcher les liquides corporels de couler vers la vie, mais malheureusement pas de bloquer le fiel envers les morts.   Au même endroit, j’ai entendu un passant avouer fièrement alors qu’il défilait devant la vingtaine d’emballés alignés placidement sur le trottoir que nous étions: « C’est toute moé qui les a tué les ostis! ».  Et de rire comme un côlon, accompagné en choeur de sa gang d’intestins merdiques.  Cette fois-là, on m’a également kické le mollet, crier dans les oreilles, pogner le cul. Bande de nécrophobes,  vais-je me décomposer dans votre salon, moi?
 
Mais la mort a également ces beaux côtés (!).  Dans un des tableaux, je devais m’évader d’un groupe d’emballés entassés les uns contre les autres, un peu comme dans les wagons de la mort.  M’éloignant très petits pas par très petits pas de cet enfer (z’essaierez vous autres de marcher dans un bodybag!) pour me rapprocher de la vie, tout à coup, à ma surprise, j’ai vu un oeil géant apparaitre devant mon petit judas de trou. Et de sentir – à mon grand étonnement – cette personne m’enlacer tout doucement, au moment même où je devais m’extirper de mon sac pour aller libérer mes emballés.  Celle qui me ressuscita:  une belle madame d’un certain âge qui me regarda tendrement avec un sourire triste de ceux qui savent la misère des morts.  Le lendemain, même scénario.  Alors que je glisse tant bien que mal vers un jeune couple dans la trentaine, le dude se rapproche de moi et me fait lui-aussi un câlin de la mort.  Wouah!  Ressentir tant d’amour, tant de respect, tant de compassion quand on est mort, c’est… vivifiant!
 
La cerise sur le sunday (c-à-d hier, dimanche), au Parce Emilie Gamelin, tous les emballés sont placés de façon à ce que les gens puissent circuler entre nous, tableau qui me fit spontanément penser à l’impressionnant monument de l’holocauste à Berlin.  Encore une fois, toutes les émotions allaient être au rendez-vous.  En voici quelques exemples:

Deux robineux assis à une table de pique-nique tout près de moi m’entendent jouer épisodiquement de d’une flûte qui imite à s’y méprendre le son de la tourterelle en deuil. 
  • No. 1 dit à no.  2:  « On dirait la bébite qu’on entend quand on est dans le bois ». 
  • No. 2  « Un criquet? »
  • No. 1  « Ben non tabarnak, pas un criquet, l’autre bébite-là, crisse! »
  • No. 2 « INAUDIBLE »
  • No. 1  « Ben oui, un criquet c’est une bébite, t’as raison, mais moé chu sûr que c’est une autre bibite »…
Et de s’éloigner de la mort mes joyeux robineux dont la vue de la mort les ramena à la véritable nature de l’homme.
 
Mais le coup qui m’a achevé, si je puis m’expliquer ainsi: à un certain moment, passe près de moi un homme.  Il parle tout doucement, avec un accent étranger.  « Maman, c’est toi?  Tu peux revenir maman.  Y a maintenant tout plein de riz à la maison… »  Et il s’éloigna dans sa quête maternelle, au moment même où une interprétation acapella d’un texte de Racine est entamé par 5 merveilleux chanteurs.  Et moi, tout remué dans mon linceul, je verse une larme puis une autre, et une autre encore, totalement touché par cette douce prière dérobée à la volée laissant supposer d’une autre vie subitement interrompue. Y en manque pas gros et j’éclate en sanglot,  Vous savez comment on est nous les morts, comme on a rien à faire, on a toute l’éternité pour imaginer des choses.  Et surtout les ressentir.
 
Ce soir-là, après la performance, j’ai marché machinalement sur Sainte-Catherine.  Longtemps.  Lentement.  À ressasser et à m’imbiber de toute cette violence, de toute cette peur, de toute cette compassion, de toutes ces confidences et prières glânées au hasard de non-rencontres qui vont rester longtemps en moi. 
 
Un célèbre koan raconte que d’une branche morte, nait une fleur.   De cette mort aussi fictive fut-elle, renaissait un humain.
 

Merci François, à la vie… et à la mort!